La peur et la forme chez Gombrowicz

La peur et ses miroirs. Sous la dir. de Michel Viegne, Paris 2009, 315-324

La peur et la forme chez Witold Gombrowicz[1]

Rolf Fieguth

Witold Gombrowicz (1904 – 1969) est réputé (et redouté) pour sa théorie anthropologique et esthétique de la forme qui se fabrique, se détruit et se refabrique. Le point de départ en est le sujet individuel, informe, creux en soi, et qui ressent de la peur en soupçonnant sa non-existence comme « moi ». Pour se « créer lui-même de l’extérieur », le sujet individuel est incontournablement dépendant d’une relation avec un autre sujet individuel.

C’est entre les sujets qu’émerge la forme qui, plus grande que le sujet individuel, s’impose à ce dernier comme une contrainte et un rétrécissement, devenant ainsi une source de plaisir, mais encore plus d’angoisses – d’où la volonté qu’il éprouve de la détruire. Mais le bref moment de délivrance est immédiatement suivi d’un glissement dans une autre forme, puisque sans forme, le sujet n’a pas d’existence, sociale ou autre.

Le plus piquant, dans cette conception, c’est qu’elle ne se limite pas aux sphères plus ou moins nobles de la vie humaine, comme l’appartenance à une culture, à une religion, une situation sociale et une langue spécifiques, mais qu’elle s’étend jusqu’au domaine le plus intime, le plus honteux et corporel de l’individu, là, où fleurissent le mieux les phobies, les angoisses et les peurs.

Gombrowicz a développé cette théorie dans un va-et-vient entre une longue pratique littéraire à forts accents métalittéraires – nouvelles, romans, pièces de théâtre – et une réflexion constante sous forme de lettres, d’essais, de notes régulières, dont résulte l’une de ses œuvres de première importance, son Journal (1957 – 1966). À première vue, l’œuvre gombrowiczienne fonctionne comme un antidote à toutes sortes de phobies et d’angoisses, et la psychologie grotesque, paradoxale et « absurdiste » qui y règne semble exclure la présence d’émotions, dont la peur, dans le plein sens du mot. Mais il suffit d’un petit changement de perspective pour s’apercevoir que la peur est bien présente, et même omniprésente, tant dans la théorie de la forme que dans la pratique littéraire de Witold Gombrowicz, même quand elle se manifeste sous le masque d’un effet de spectacle, d’une hyperbole comique ou grotesque, d’un ridicule gênant[2].

La théorie gombrowiczienne de la forme part d’une contradiction violente entre le sujet individuel et la forme supra-individuelle, et elle se situe ainsi dans une tradition comprenant entre autres les philosophes Kierkegaard, Schopenhauer et Nietzsche que Gombrowicz a tous attentivement étudiés[3]. Il s’y ajoute l’héritage de la littérature polonaise dans sa ‘période géniale’, le romantisme (de 1820 à 1860 environ), qui a profondément impressionné et irrité le jeune Gombrowicz. Le romantisme polonais tourne autour de l’idée que la destruction totale de l’État polonais et la colonisation de son territoire par la Russie, l’Autriche et la Prusse (de 1795 à 1918) aurait conduit à une fêlure de l’individu polonais. Adam Mickiewicz (1798-1855), Juliusz Słowacki (1809-1849), Zygmunt Krasiński (1812-1859) ont sans cesse thématisé le problème de la lourdeur, excessive pour l’individu, que prend la « forme » tragique de la patrie détruite. Gustaw-Konrad, protagoniste des Aïeux (1832) de Mickiewicz qui s’insurge contre Dieu, le maître de l’histoire ratée de la Pologne, finit dans l’anonymat et dans la dépression ; Kordian, héros de la tragédie éponyme (1834) de Słowacki, rate son attentat contre le tsar des Russies et se retrouve dans un asile de fous avant d’être conduit devant le peloton d’exécution.Le grand vengeur de Krasiński, Irydion (de l’épopée dramatique du même nom, 1836), voit échouer son plan de vengeance patriotique et livre son âme au diable. Il est évident que le mythe du héros qui s’écroule sous son lourd fardeau patriotique est directement basé sur sa peur de perdre son identité individuelle et son salut céleste. Gombrowicz le transformera à sa manière dans sa pièce de théâtre Le Mariage  (1953), où le dictateur Henri tente de rétablir, par l’autodéification de sa personne, l’ordre et le sacré réduits à néant dans une Pologne qui sort de la Seconde Guerre mondiale, tentative bien sûr vouée à l’échec.

Il est intéressant de voir que la Russie, voisin redoutable de la Pologne, paraît connaître, au sein de sa propre culture, une peur paradoxalement semblable. Selon Michail Lotman[4], l’immense étendue de la Russie inspire à ses ressortissants une peur panique que l’empire puisse s’effondrer ; cette peur devient le moteur de tout un système destiné à fortifier et sécuriser un État centraliste, qui est lui-même une source de peur pour les individus. Il n’est donc pas étonnant que la littérature russe soit aussi riche que la littérature polonaise en personnages qui échouent dans les grandes formes, tâches ou rôles qui sont les leurs. Pensons au pauvre petit fonctionnaire Eugène, du Cavalier de bronze (1833) de Aleksandr Puškin (1799 – 1837), victime d’une inondation de Pétersbourg, et qui s’insurge contre la mémoire de Pierre le Grand, dont la statue l’écrase à la fin, du moins dans son imagination abandonnée par la raison ; à Oblomov, protagoniste du roman éponyme (1859) de Ivan Gončarov (1812 – 1891), qui, en se fuyant dans une vie passée dans son lit, se soustrait à la lourde tâche d’être un idéaliste fervent et l’amant enthousiaste d’une jeune femme fière et énergique ; à Stavrogin, héros des Démons (1872)de Fedor Dostoevskij (1821 – 1881), qui sombre dans une disproportion de plus en plus grotesque entre l’affaiblissement de son élan vital et psychique et les rôles ou « formes » grandioses que son entourage lui attribue, celles de leader d’un renouveau chrétien ou d’une révolution de gauche en Russie. Gombrowicz lui-même aimait à expliquer aux jeunes sa notion de la « forme » en évoquant Raskol’nikov, protagoniste du roman de Dostoevskij Crime et châtiment (1866) qui, après avoir avoué un double meurtre, demeure au fond de lui plus convaincu de souffrir d’une fragilité nerveuse et d’une impardonnable insuffisance mentale que de s’être rendu coupable d’une très grande faute morale ; toutefois, il acceptera in fine la « forme », ou le rôle, du pécheur repenti.

Même la méthode de Gombrowicz, qui consiste à laisser son personnage se faire piéger par une forme, la détruire avec grand-peine en la ridiculisant, puis retomber, après un bref instant de liberté grotesquement acquise, dans une nouvelle forme, et ainsi de suite, n’a pas que des modèles polonais[5], mais aussi une source d’inspiration russe précise : Chlestakov, anti-héros de L’Inspecteur général (Revizor)(1836) de Nikolaj Gogol’ (1809 – 1852)[6], petit tricheur ruiné et secoué par la peur d’être puni, est ensuite quasiment transformé par le diable en « inspecteur général » muni des pouvoirs de l’administration centrale. Il œuvre donc en semeur de peur parmi les fonctionnaires et les marchands d’une ville de province, et en séducteur d’abord de la femme et puis de la fille du chef de la ville, pour prendre, après maintes aventures, la fuite par peur qu’on le découvre ; il sera immédiatement « remplacé » par un vrai inspecteur général qui arrive dans la ville en semeur d’une nouvelle peur[7]. Il me paraît qu’au contact des auteurs russes, Gombrowicz pouvait trouver des méthodes susceptibles d’alléger le poids des « formes » par le biais du grotesque, du ridicule, et de l’humour.

Gombrowicz réinterprète le dilemme traditionnel russe et polonais de la tension, riche d’angoisse et de peur, entre la forme et l’individu, en recourant à deux opérations : il munit le sujet individuel d’une puissance ou énergie paradoxale ; et il met à terre toute forme dans une corporalité « basse » et « primitive ». Le vaste univers de la forme trouve en effet son origine dans la sphère intime, honteuse et corporelle de l’individu, par exemple dans ma figure qui oscille entre l’informe de mon « cul », et la « gueule » que je reçois dans la relation avec l’autre et qui m’inspire de l’horreur. Le sujet individuel, informe « en soi », ne dispose d’aucun « noyau identitaire » fixe, il est amorphe, chaotique, et cela est aussi lié à toutes sortes d’angoisses et de peurs. Il commence à prendre forme dans la confrontation, non pas encore avec l’humanité entière, mais « uniquement » avec l’autre sujet individuel. Dans la relation avec l’autre, le sujet individuel participe avec plaisir à la constitution de la forme qui émerge entre eux, ce qui lui facilite la tâche lorsque par la suite il la détruit, pour échapper à sa peur de la forme. Au début, l’individu ne ressent la forme qu’on lui octroie non pas comme une grande destinée collective, mais comme une contrainte et une limitation quasiment privées. Cela commence par des choses aussi simples et primaires que nos gesticulations, les sensations de notre corps, notre manière de remuer et de marcher, et surtout notre visage, notre mimique, que nous nous formons mutuellement en nous observant en colère ou de bonne humeur, parfois en nous touchant et en nous pétrissant dans la bagarre ou dans l’amour. En nous nous formant mutuellement notre visage ou notre « gueule », nous sentons à la fois le plaisir et la peur : sans être formé, le visage ressemble au « cul » informe, ce lieu du désir sexuel ; mais une fois formé, il risque de se transformer tout de suite en « gueule ». La formule gombrowiczienne, selon laquelle « nous nous faisons la gueule », est associée beaucoup plus à la peur qu’au plaisir. Comment me débarrasser de ma gueule qui me fait peur?

La peur est notamment manifeste dans l’idée même de l’attouchement corporel. La rencontre de deux individus est quasiment électrisée par la peur panique (et comique) que les corps pourraient se toucher, ce qui en même temps est naturellement l’objet du désir. Dans Le Mariage,le doigt qui pourrait toucher l’autre sème la panique et l’horreur, il prend un poids symbolique démesuré et il est chargé de connotations sexuelles. L’horreur de l’attouchement devient réalité dans un épisode du roman Transatlantique  (1953) dont l’action se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale à Buenos Aires, lieu d’exil de l’auteur. Un comptable polonais, sénile, aménage une sorte de ‘camp de concentration’ privé ; il y détient ses compatriotes exilés, et pour les aguerrir, il les munit d’éperons et les oblige à se torturer mutuellement en forçant chacun à enfoncer ses éperons dans les mollets des autres. Le ridicule de cet épisode est aussi évident que son horreur.

L’amour en tant que « forme » du contact entre deux sujets est représenté chez Gombrowicz comme pure construction et contrainte qui éveille une peur panique. Le prince Philippe de la comédie Yvonne (1938) « fait l’amour » à une Yvonne pratiquement muette et asexuée, mais il s’arrange pour la détruire au moment où elle semble faire preuve d’un sentiment d’amour – parce qu’elle lui a lancé un regard un peu trop long. Henri « fait » l’amour, dans le sens de le « fabriquer », avec Marie, sa fiancée d’avant-guerre transformée sous l’Occupation en serveuse de café « tous services », parce que sous la « forme » de l’héritier du trône ubuesque, il poursuit le projet d’un mariage officiel et même ecclésiastique qui restituerait à sa compagne le statut de femme pure et innocente. Mais il interrompt ce projet sans état d’âme au moment où il croit devoir se glisser dans la « forme » du fiancé jaloux et provoquer la mort de Jeannot, son ami et rival présumé. Frédéric et Witold, couple d’âge mûr du roman La Pornographie  (1960), font tout pour arranger, en pleine occupation nazie, une relation d’amour entre deux jeunes gens, Henia et Karol, qui, érotiquement parlant, ont peu d’intérêt l’un pour l’autre, mais ils finissent par les transformer en complices d’un double meurtre.

Dans la période de Gombrowicz antérieure à la Seconde Guerre mondiale, certains personnages individuels sont informes et ont la façon d’être d’un enfant ou d’un adolescent, comme le héros de Ferdydurke, qui se voit réduit et rapetissé de la hauteur de ses trente ans à l’adolescence la plus horrible de seize ans, ou bien comme le monstre féminin adolescent d’Yvonne, princesse de Bourgogne. Après 1944, c’est plutôt l’homme mûr exposé à lui-même – voir le monologue d’Henri dans Le Mariage –qui réfléchit à l’indifférence de ses sentiments face aux horreurs de la guerre et qui met en question l’existence même du sujet, bien qu’il représente, dans Le Mariage, le prototype du sujet qui se munit, de sa propre autorité pure, d’une puissance et d’un pouvoir de tyran :

[Moi seul

Moi seul indiquons-le encore une fois…, tandis

que là-bas

Cris, pleurs et gémissements, hélas, hélas,

Jamais encore aucun homme n’avait eu

De si pénibles problèmes à résoudre

Ni n’a gémi sous un si lourd fardeau

De douleur et de honte…

Quelle position  prendre ? Quelle contenance

Adopter ?

Eh bien je peux

Devant ce vil, terrible

Et honteux océan froncer les sourcils

Et lever les bras vers le ciel, je peux

Serrer mon poing ou passer la main

Sur mon front sage et pensif

Moi

Oui, oui, moi… moi jepeux

Choisir tel ou tel rôle… devant vous

Et pour vous ! Mais pas pour moi ! Moi je n’ai besoin

D’aucun rôle ! Je ne sens pas

La douleur d’autrui ! Je récite seulement

Mon humanité ! Non, moi je n’existe pas

Je ne suis aucun « moi », hélas, en dehors de moi

En dehors de moi je me crée, « hélas »

Ô vide orchestre ingrat de mon « hélas », tu surgis de mon vide

Et sombres dans le vide.] [8]

Ce moment où il s’agit de comprendre le vide chaotique du fond de son moi – qu’on pourrait associer à l’idée de la descente « dionysiaque » dans les profondeurs de son âme – n’est qu’implicitement marqué par des accents de peur, car ce dont se plaint Henri, c’est justement l’absence d’émotions. L’individu n’a pas de véritable organe pour apercevoir les « formes trop grandes » pour la taille humaine, telles que la souffrance de l’humanité ou, du moins, celle du peuple polonais en période de guerre et de génocide. Mais l’absence d’une telle émotion, et le constat que le « moi » n’existe probablement pas, inspirent tout de même au sujet quelque chose comme une horreur sans émotion.

Comme nous l’avons signalé plus haut, l’idée de la constitution de la forme, suivie de sa destruction, avant que n’apparaisse le piège d’une nouvelle forme, est tout d’abord à la base d’un récit ou mythe-clé qui informe la plupart des actions grotesques des récits, romans et pièces de théâtre. Il est évident que le combat incessant de l’individu contre les formes toujours nouvelles a plutôt le caractère d’un supplice de Sisyphe que celui d’un espoir de victoire dans cette bataille.

Ce récit ou mythe-clé trouve sa prolongation dans l’histoire répétitive que Gombrowicz nous raconte ou invente, dans ses textes littéraires, sur sa situation d’auteur face aux formes qu’il crée et qui le créent. Au niveau littéraire, la notion de forme comprend – outre tout ce qui relève du genre, du style, de la technique narrative, de l’organisation de ce qu’on appelle l’action – l’univers des relations mutuelles entre l’individu de l’auteur et le texte qu’il est en train de produire ‘sous l’œil’ des traditions de la littérature mondiale, mais surtout ‘sous l’œil’ du lecteur et de la critique littéraire qui inspirent la peur de l’échec.

Pour Gombrowicz, cette peur était bien réelle, car le succès est arrivé longtemps après la césure de la guerre, mais elle était aussi héroïque et glorieuse : par son activité littéraire et son écriture, Gombrowicz lançait une provocation constante dirigée contre une tradition nationale qui consistait à être satisfait trop rapidement de ses efforts intellectuels et de se contenter d’une médiocrité grandiloquente ; cette provocation a eu des effets considérables. En revanche, son autre grande provocation, son défi donquichottesque lancé à la littérature française des années 1960, sa bataille tant contre le nouveau roman que contre Sartre et ses épigones, ne lui a rapporté que des succès d’estime. Mais le véritable enjeu était autre. Le texte, et notamment l’ensemble de l’œuvre qui émerge de l’écriture de l’auteur, prend peu à peu le caractère d’une forme qui inspire au sujet écrivant, en plus du plaisir éphémère d’exprimer sa personne, également la peur de la dépasser, de la déformer, de la figer dans la profondeur de son intérieur. C’est la grande peur d’être quasiment dévoré par la forme de cette œuvre qu’il avait créée et qui le créait.

Ce dilemme n’était pas uniquement le souci d’un écrivain en fin de carrière : de façon déguisée, il avait déjà obsédé Gombrowicz dans les années 1930. Dans un passage du roman Ferdydurke, l’auteur dresse un programme pour un auteur de second rang qui vise à se hisser au-dessus de son niveau initial : celui-ci devrait ainsi surtout veiller à ne pas devenir l’esclave de sa propre forme, mais à faire de son texte le théâtre d’une lutte permanente entre la forme qui s’autonomise et le sujet de l’auteur qui l’emporte finalement sur sa forme[9]. C’est évidemment le programme de Gombrowicz lui-même. Le sujet de l’auteur devrait combattre sa peur de la médiocrité et du manque de forme en s’érigeant, par son aptitude à manipuler les formes, en maître du mouvement des formes dans son œuvre, en metteur en scène du combat entre individu et forme. Par la suite, il est arrivé, au moins pour le public polonais, à faire de « Witold Gombrovicz » un personnage de la littérature mondiale comme Hamlet ou Don Quichotte. Sa pratique et sa théorie de la forme ont généré un rayonnement libérateur considérable et pourraient être comparées à l’invention de l’homo absurdus par Albert Camus. En lisant Gombrowicz, les jeunes, assujettis par un bon nombre de phobies et de craintes, qu’ils soient polonais ou non, se sont sentis allégés du trop lourd fardeau idéologique de la Nation et de la propagande, de ce « viol par l’oreille », comme il est dit dans Ferdydurke.

Mais, pour Gombrowicz, la peur d’être devenu dans sa personne un prisonnier de sa propre forme l’a accompagné jusqu’à sa mort prématurée. Pour moi, l’expression la plus émouvante de ce conflit de longue haleine est Le Mariage. Dans un monologue, qui a été compris par la grande majorité des critiques comme un manifeste de liberté[10], Henri dit :

[Je rejette tout ordre, toute idée,

je ne crois à aucune abstraction ni doctrine,

je ne crois pas à la Raison ! En Dieu non plus !

Plus de Dieux, assez ! Donnez-moi l’Homme !

Qu’il soit, comme moi, trouble, inachevé,

Informulé, obscur et embrouillé,

Pour que je danse avec lui ! Que je m’amuse !

Que je lutte avec lui !

Que je feigne devant lui ! Que je lui fasse des

grâces

Et que je le nique, que j’ entombe amoureux,

qu’en lui

Je me forge, que je me forge toujours neuf, que

je devienne lui et qu’en même temps

je célèbre moi-même ma propre noce dans l’église des hommes !] [11]

Mais cette profession de foi pour l’« église des hommes » est une déclaration profondément ambivalente ; c’est le discours d’un homme qui vient de se faire despote en imitant clairement Hitler, et qui vient d’ordonner à son bien-aimé Jeannot de se donner volontairement la mort. L’idée de « l’église des hommes », appelée aussi « église entre-humaine », lui avait été inspirée par le ‘mauvais esprit’ de la pièce, le Soulard et émissaire du tyran allemand, et elle paraît être une parodie de « l’Église nationale allemande » (Deutsche Reichskirche), instituée dans l’esprit nazi. La dernière phrase du monologue (« … que je me forge toujours neuf, que / je devienne lui et qu’en même temps / je célèbre moi-même ma propre noce dans l’église des hommes ! ») signifie à vrai dire qu’Henri, dans l’« église des hommes », se donnera sa promesse solennelle à lui-même, s’adressera son vœu à lui-même, et donc qu’il s’érige lui-même en Dieu de cette « église ». Henri quittera d’ailleurs la scène finale en tant que prisonnier des sbires de son propre système d’oppression, à qui il se livrera de son propre gré. Vu qu’Henri est un portrait collectif réunissant des traits des rois cruels de Shakespeare, mais aussi de Hamlet, de Faust (dont le prénom est Henri), d’Adolf Hitler et de Witold Gombrowicz lui-même, cette scène finale peut être lue comme une allusion à la peur omniprésente, mais aussi comme la tentation qu’éprouve l’auteur de devenir le prisonnier de sa propre forme.


[1] Le titre, Angst und Form en allemand, est un clin d’oeil au titre Sinn und Form (« Le sens et la forme ») d’un mensuel littéraire de grande tradition. Les œuvres polonaises ou russes sont données dans leur titre français avec, entre parenthèses, mention de l’année de la première publication de l’original. Les noms des auteurs russes sont donnés en transcription latine scientifique. Dans les œuvres de Gombrowicz citées en version française, nous citons, outre les titres indiqués dans les notes qui suivent, Transatlantique, trad. Constantin Jelenski et Geneviève Serreau, Paris, Denoël, 1976 ; Journal, trad. du polonais , Paris, Chrisitian Bourgeois – Maurice Nadeau, 1981-1984 (t. 1 à 3 bis). Dans la littérature secondaire en français, signalons un récent recueil d’études : Małgorzata Smorąg-Goldberg, Gombrowicz, une gueule de classique ?, Paris, Institut d’études slaves, 2007 ; Jean-Pierre Salgas, Witold Gombrowicz ou l’athéisme généralisé, Paris, Seuil, 2000 (la meilleure introduction française à l’univers gombrowiczien) ; parmi les publications plus anciennes qui gardent un vif intérêt : Gombrowicz (Cahier d’Herne, dirigé par Constantin Jelenski et Dominique de Roux), Paris, L’Herne, 1971 ; Dominique de Roux, Gombrowicz, Paris, Gombrowicz, Paris, Christian Bourgois, 1996. Enfin, la traduction française d’un maître de la critique polonaise mérite mention : Michał Głowiński, Gombrowicz ou la parodie constructive, trad. Maryla Laurent, Montricher, Éditions Noir sur blanc, 2004.

[2] À ma connaissance, le thème de la peur chez Gombrowicz n’a été que rarement traité. Il a fallu des colloques comme celui de Nora Buhks (voir son volume La Sémiotique de la peur [en russe], Paris – Moscou, 2005) ou comme l’initiative de Michel Viegnes pour aborder ce problème de plus près.

[3] Une excellente étude du rôle de la philosophie chez Gombrowicz : Alfred Gall, Performativer Humanismus : die Auseinandersetzung mit Philosophie in der literarischen Praxis von Witold Gombrowicz, Dresde, Thelem, 2007.

[4] Mikhail Lotman, « Sur la sémiotique de la peur dans la culture russe [en russe] », in : Nora Buhks, Francis Conte (éd.). Sémiotique de la peur [en russe], Moscou, Institut russe, éditions Europa, 2005, p. 35-49.

[5] Un modèle particulièrement influent : Les Aïeux (1823 – 1832) de Adam Mickiewicz, le drame romantique par excellence : dans les parties les plus anciennes (« II » et « IV », 1823), Gustave oscille entre le statut de vampire, revenant d’un suicidé par amour déçu, et celui de rebelle déséquilibré contre l’ordre établi ; dans les parties tardives (« III » et « Annexe épique », 1832), il hésite entre le statut de poète prônant la haine de l’ennemi et celui de prisonnier d’État des Russes, qui trace son passé en adoptant le nom héroïque de Conrade, de lutteur aux prises avec Dieu (cf. Jacob, qui était surnommé Israël parce qu’il a lutté avec Dieu) ensuite exorcisé, et finalement de banni politique anonyme et conspirateur déprimé à Pétersbourg.

[6] Voir Maria Virolajnen , « Peur et rire dans l’esthétique de Gogol [en russe] », , dans Sémiotique de la peur, op. cit., p. 124-135.

[7] Très proche de Gombrowicz est encore la comédie de Gogol intitulée Le Mariage (1842), où un homme et une femme, tous deux marqués par la peur de la vie et de la sexualité, se voient exposés à la « forme » de l’amour matrimonial – une marieuse, et surtout un marieur font tout leur possible – mais ils s’y soustraient par manque d’activité ou même par un saut par la fenêtre.

[8] Witold Gombrowicz, Le Mariage, acte III (Théâtre, éd. Rita Gombrowicz, trad. Konstanty A. Jelenski, Geneviève Serreau et al., Paris, Christian Bourgois, 2001, p. 248 sq.). Les crochets indiquent une coupure d’auteur de 1968.

[9] Voir Witold Gombrowicz, Ferdydurke, trad. Georges Sédir, Paris, Christian Bourgois, 1973, chap. IV : « Introduction à Philidor doublé d’enfant ».

[10] Gombrowicz a lui-même contribué à une telle lecture dans son introduction « Idée du drame ». Il y écrit : « L’individu est dépendant de ce qui se crée ‘entre’ les hommes et il n’est pour lui d’autre divinité que celle qui naît des hommes. Telle est justement cette ‘église terrestre’ qu’Henri découvre en songe. Les humains s’y unissent en certaines formes de Douleur, d’Effroi, de Ridicule ou de Mystère, en des mélodies et rythmes imprévus, en des relations et situations absurdes : se soumettant à cela, ils sont créés parce qu’ils ont créé eux-mêmes. Dans cette église terrestre l’esprit humain adore l’esprit inter-humain. » (Théâtre, op. cit., p. 125). Il est intéressant de voir que quelques mois avant sa mort, Gombrowicz propose de couper le monologue cité.

[11] Witold Gombrowicz, Le Mariage, acte III, éd. cit., p. 250.