«Aspects schématisés» dans des poèmes de Baudelaire et de Mallarmé

Rolf Fieguth, Université de Fribourg en Suisse

rolf@fieguth.ch

Les « aspects schématisés » chez Baudelaire et Mallarmé.

Problèmes et perspectives d’un concept ingardenien[1].

La « couche des aspects schématisés » sert, dans la conception du philosophe cracovien, entre autres à profiler et à « visibiliser » le « monde (intersubjectif)[2] figuré » d’une œuvre d’art littéraire. Après un exposé théorique, nous allons proposer quelques illustrations du jeu de ces aspects dans deux poèmes de Baudelaire et un sonnet de Mallarmé[3], qui marquent le passage d’une hypertrophie critique du « descriptif » à son hypotrophie qui s’oriente vers l’abstraction et même le « sans objet ». Ces illustrations ne prétendent d’ailleurs pas à une interprétation globale de chacun de ces textes. –

Il est vrai que la couche en question n’appartenait pas toujours aux plus populaires. L’exemplaire de L’œuvre d’art littéraire (1983) que possède notre bibliothèque universitaire montre des traces d’usage. Dans la table des matières, les chapitres 8 et 9 sont barrés par un délicat trait de crayon : le lecteur jugeait superflu une étude plus proche justement des aspects schématisés. Peut-être était-il conscient qu’il se trouvait par là en bonne compagnie, car ce sont justement les aspects schématisés qui ont provoqué dès la publication de l’original allemand du livre en 1931 le plus de refus et de critique[4] tant pour leur incompatibilité avec tout ce qu’on attendait et attend toujours d’une théorie des « images » littéraires[5] que pour leur attachement au « monde figuré » ou « représenté », donc au narratif et au descriptif. Ceci semblait déranger un quasi consensus des auteurs et des critiques selon lequel c’était le « comment » qui importe dans l’art et pas le « quoi », surtout dans la poésie. La conception d’Ingarden contredisait également aux courants d’une pensée critique qui, comme les formalistes russes et leurs successeurs structuralistes de l’Europe Centrale, se plaisaient à tout ancrer dans, où même réduire au vaste domaine de la langue, du style et des formes littéraires. Je ne cache pas qu’à l’époque je sympathisais beaucoup avec leur conception, et qu’elle n’a point perdu tout attrait pour moi, d’autant plus qu’on peut très bien combiner l’attention aux phénomènes de langue, de style et de formes avec celle à la mise en forme du « monde figuré ».

Les aspects schématisés font partie du modèle « polyphonique » à quatre couches et à deux dimensions que Ingarden propose pour l’œuvre d’art littéraire. Les couches sont celle des « formations glossophoniques » ou « formations phoniques du langage » (plus simplement parlant la « couche sonore »), celle des « unités de signification / de sens » (mots, phrases, ensemble de phrases et leurs « corrélats purement intentionnels » relatifs), celle des « objets figurés » (choses, êtres, faits, situations, processus représentés), et celle des « aspects schématisés » justement. Ces aspects portent l’épithète « schématisés » pour les distinguer des aspects sans épithète, dans lesquels, selon le philosophe, apparaissent intersubjectivement les objets du monde réel, et qui sont infiniment plus riches et variés. Les aspects schématisés perdent d’ailleurs une partie de leur schématisme lors de la lecture qui produira une « concrétisation », d’autant plus qu’ils ne servent pas qu’à garantir aux « objets figurés » un effet d’intersubjectivité, mais surtout aussi pour leur fournir un effet d’ « autoprésentation » (Selbstpräsentation) et pour mettre en mouvement l’imagination du lecteur. Ce dernier effet est souvent renforcé par certains procédés qui se produisent dans la couche sonore et dans la couche des unités de sens et qui ajoutent de la vivacité et de la « vie » aux objets figurés. Le caractère bidimensionnel du modèle repose (a) sur la synchronie de toutes les composantes et couches de l’œuvre non lue qui y existent à leur façon toutes en même temps, et (b) sur « l’ordre de succession » des mots, phrases, ensembles de phrases, parties de texte, ainsi que des états de choses et processus qui y sont figurés ou représentés. Il en découle que chaque couche dispose de sa dimension quasi-temporelle à elle. Dans l’ordre de succession, les composantes d’une couche s’accumulent et se modifient en constituant des ensembles de plus en plus complexes, et en nouant des relations de plus en plus complexes avec des composantes des autres couches. Cet ordre de succession existe en tant que potentialité dans la « formation schématique » que constitue l’œuvre d’art littéraire non-lue, et il est traduit (partiellement) en actualité lors de la lecture, qui produit une « concrétisation » de l’œuvre[6]. Dans l’intérêt de lisibilité, nous négligerons dorénavant souvent la différence entre aspect schématisé tout court et aspect schématisé concrétisé.

Les aspects schématisés touchent tous les domaines de notre perception sensorielle et de nos sensations psychiques et corporels ; cependant, ces domaines sont, populairement parlant, transposés dans l’imagination[7]. Il y a donc, avec cette modification, des aspects schématisés « externes » (visuels, acoustiques, tactiles, gustatifs, olfactifs), mais aussi de tels « internes » qui touchent des états psychiques ou corporels (y compris explicitement ceux sexuels)[8]. Dans De la connaissance de l’œuvre d’art littéraire (1937 ; 1968), le philosophe y ajoute encore les aspects temporels et spatiaux, qu’il distingue de la « perspective temporelle » et la « perspective spatiale »[9]. L’œuvre d’art littéraire (1931 ; 1960)n’avait mentionné que la « perspective temporelle » et la « perspective spatiale » comme composantes de la couche des objets figurés, d’ailleurs en englobant la conception narrative du point of view[10].

Parmi les autres couches, celle des aspects schématisés se distingue par plusieurs particularités : à la différence des autres couches, ses composantes ne forment pas nécessairement des ensembles de plus en plus complexes[11], et leur dimension quasi-temporelle reste une question ouverte. En revanche, elle occupe, plus où moins ouvertement, une place éminente par rapport aux valeurs esthétiques que l’œuvre d’art littéraire est destinée à incorporer et à réaliser. Selon le philosophe, ces valeurs devraient être présentées d’une façon particulièrement vivante et expressive, ce que prépare, à des niveaux plus bas, l’ensemble des couches, mais surtout celle des aspects schématisés [12]. Plus que les autres couches, celle des aspects schématisés touche ce qu’on pourrait appeler la théorie ingardenienne de la fiction ou de la fictionalité, qui chez le philosophe polonais est étroitement liée à sa conception de l’ontologie des objets intentionnels. Nous n’aborderons cette dernière que très vaguement. Ingarden admet des objets matériels, et ceux idéels qui, tous les deux, ne dépendent pas de notre être et de notre conscience ; ils sont autonomes dans leur être. Mais il admet aussi toute une sphère d’objets intentionnels, dont la langue avec les significations des mots, des phrases et des parties de texte, et tout l’univers de la culture humaine, y compris l’œuvre d’art littéraire, qui présente un exemple particulièrement « pur » et riche d’un objet intentionnel complexe. Tous ces objets émanent des actes de conscience créateurs, mais nécessitent pour exister aussi un support matériel, et sont destinés à des actes créateurs ou co-créateurs de perception ou de compréhension de la part d’autres consciences. Pour leur dépendance d’objets ontiquement différents, les objets intentionnels ne sont pas autonomes dans leur être, mais bien hétéronomes, et ceci aussi par rapport aux sujets qui les ont créés et à ceux qui les perçoivent ou (plus ou moins) comprennent – ils ont donc un caractère spécifiquement inter-subjectif. Un « objet figuré » – une chose, un être, une situation – peut apparaître dans ce que nous appellerions un ‘texte normal’ (« une œuvre littéraire », mais sans art, selon Ingarden) ; il prétend alors à coïncider finalement avec un état de faits dans le monde réel. Cette condition est absente pour les « objets figurés » dans une œuvre d’art littéraire : ceux-ci ne prétendent pas à un siège dans le domaine du monde réel. Ce fait a plusieurs conséquences. Aucun de ces objets n’est libre de « lieux vides » ou des « lieux d’indétermination » . En plus il peut y avoir dans cette même œuvre des objets figurés ‘contradictoires en soi’ ou ‘impossibles dans le monde réel’. Et finalement, ce qui est d’un intérêt particulier dans notre contexte : le rôle des aspects schématisés nécessairement peu nombreux est revalorisé. Certains d’eux peuvent être choisis de manière à parler particulièrement à l’imagination du lecteur. Quant aux « lieux vides » ou « d’indétermination » présents dans les « objets figurés », tous ne sont pas destinés à être perçus comme tels, vu que toute perception sensorielle lors d’une lecture subit une modification distincte par rapport à la perception dans le monde réel. Mais il y a bien des lieux vides ou d’indétermination ciblés et porteurs de sens, donc des non-dit et des allusions qui portent le lecteur à une réaction particulière.

Signalons encore qu’il est parfaitement possible d’intégrer la question des aspects schématisés à une conception des styles littéraires, et aussi à une théorie des différents genres littéraires. Mais au lieu de nous risquer dans des généralisations osées, passons maintenant aux exemples.

Pour illustrer le jeu des aspects schématisés, penchons-nous d’abord sur le poème Le Serpent qui danse de Baudelaire[13]. En nouant d’assez loin avec la vieille tradition des « Blasons du corps féminin », ce texte passablement osé déploie, à côté des aspects schématisés, une série de comparaisons qui, dirait-on, se détachent de plus en plus de leur objet. Conscient de ce fait, nous ne discuteront de ce texte que quelques détails servant à ‘visibiliser’ le corps de la femme africaine. Sa peau « miroite » – cette formulation constitue seule un « aspect schématisé » visuel, bien qu’elle glisse en tant que demi-métaphore dans la comparaison « comme une étoffe vacillante », qui ne fait qu’intensifier l’aspect schématisé visuel et tactile. Celui-ci s’enchaîne avec un aspect mêlant le tactile, l’olfactif et le visuel et englobant une composante métaphorique (la mer, les flots) : « ta chevelure profonde / Aux âcres parfums / Mer odorante et vagabonde / Aux flots bleus et bruns ».

Mais un appel imaginatif également bien impressionnant provient d’un autre aspect schématisé de ce corps féminin, celui évoquant port et allure de la femme, son style de mouvement corporel : « À te voir marcher en cadence, / Belle d’abandon, / On dirait un serpent qui danse/ Au bout d’un bâton » ; « Sous le fardeau de ta paresse/ Ta tête d’enfant/ Se balance avec la mollesse/ D’un jeune éléphant ».  Il va de soi que de nouveau, des comparaisons ou métaphores de plus en plus grotesques (« serpent » ; « fardeau de ta paresse » ; « jeune éléphant ») se mêlent aux purs aspects schématisés, mais il ne serait pas juste de juger qu’elles n’apportent rien à l’évocation de cette silhouette et de ce mouvement[14].

Dans ce contexte émerge un certain problème avec la théorie d’Ingarden: en quelle mesure les aspects schématisés impliquent-ils le regard de quelqu’un, dans notre cas la perception de la personne qui voit, touche, sent et désire le corps de la femme, qui s’y extasie et qui en est inspiré en tant que poète ? Encore dans L’œuvre d’art littéraire, le philosophe attribuait la question de la perspective spatiale et temporelle du narrateur ou de celle d’un personnage, à la couche des objets figurés, et non pas aux aspects schématisés[15]. De cette façon, les aspects schématisés ainsi que les objets qui y apparaissent, mimeraient, dans le cadre de la fiction littéraire, le caractère intersubjectif des aspects dans lesquels apparaissent les objets du monde réel. Je suis arrivé à la conclusion que dans Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks (1968), le philosophe a surmonté une séparation trop brusque entre aspect et regard, en mettant en relation les « perspectives » et les « aspects » temporels et spatiaux[16]. Une ombre de prétention à un effet d’intersubjectivité se glisse d’ailleurs aussi dans notre texte baudelairien – cf. les tournures impersonnelles figurant dans l’évocation de la « marche en cadence » de la « belle d’abandon » : « À te voir marcher … » ;  « On dirait un serpent qui danse … ».  Chacun qui voit marcher cette femme avec sa tête balançante en reçoit pour ainsi dire la même impression et la même inspiration. Les comparaisons et métaphores ont une double fonction : elles renforcent l’effet ‘visibilisant’ des aspects, mais elles esquissent en même temps de façon allusive l’idée d’un voyage lointain, à un autre continent, dans un autre espace.

Un autre renfort des aspects schématisés vient de la ‘couche sonore’ (« couche des formations glossophoniques ») : c’est la danse chancelante entre octosyllabes féminins et pentasyllabes masculins, combinaison pas trop fréquente dans la poésie française livresque, mais qui fait penser à quelque vieille chanson populaire de danse.

On pourrait d’ailleurs bien discuter si la figuration très expressive de ce corps féminin est plutôt un but en soi-même ou s’il précède le départ du poète « Pour un ciel lointain » – ou bien s’il n’y aurait même pas de contradiction sérieuse entre ces deux lectures. Mais quoi qu’il en soit, l’importance poétique des aspects parmi les autres couches reste indisputable dans ce poème.

Citons brièvement un autre poème de Baudelaire, Le Flacon[17]. On y rencontre un fort aspect auditif (« la serrure grince et rechigne en criant »), mais au premier plan se trouvent ceux olfactifs : L’« l’âcre odeur des temps » qu’émane une armoire « poudreuse et noire » ;  « … un vieux flacon qui se souvient, / D’où jaillit toute vive une âme qui revient». Ceux-ci mettent en mouvement toute une série d’aspects mélangeant un caractère « intérieur » au visuel, spatial ou temporel : « mille pensers […] dégagent leur aile et prennent leur essor, / Teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or. » ; « Voilà le souvenir enivrant qui voltige / Dans l’air troublé » ; « le Vertige / Saisit l’âme vaincue … ». L’organisation sonore et stylistique de la troisième strophe contient d’ailleurs un aspect schématisé particulièrement efficace pour rendre vivant le frémissement des souvenirs effarouchés.

Pour ce qui est du traitement du temps et de la mise en forme des aspects temporels signalons que la poésie lyrique préfère souvent affaiblir le caractère actuel d’un moment évoqué ; elle y ajoute volontiers une nuance potentielle, conditionnelle, habituelle, itérative : « Parfois on trouve un vieux flacon … » . Ceci n’empêche pas l’apparition d’une gradation temporelle. Un double aspect temporel est présent dans le poème,  d’un côté celui des moments qui écoulent entre la découverte du flacon, son ouverture, le retour du souvenir, et les effets de ce souvenir, et de l’autre côté celui du temps remémoré grâce au parfum retrouvé. Ces aspects olfactifs et temporels se transposent immédiatement dans des métaphores : le flacon « devient » réservoir de souvenir, cercueil ou texte poétique (« Je serai ton cercueil, aimable pestilence! »), le parfum qu’il contient assume un accent de résurrection : « Lazare odorant déchirant son suaire » . On voit par là comment les aspects fonctionnent tels les trampolines pour des sauts d’idées poétiques sous guise des comparaisons et métaphores. 

Si dans les poèmes cités de Baudelaire le rôle des aspects schématisés est important d’ensemble avec les objets figurés, les choses se présentent tout différemment pour « À la nue accablante tu» de Stéphane Mallarmé, sonnet fameux pour la destruction du « monde figuré » qui s’y produit, et qui constitue comme un des modèles pour les abstractionnismes dans la poésie du 20e siècle. À lire ce poème, les deux couches langagières demandent un effort inhabituel de compréhension qui ne sera jamais tout à fait achevé, et c’est pour cette raison qu’elles semblent occuper le centre esthétique du poème. Les constructions syntaxiques risquent de se décomposer, et avec elles le statut et le sens de certains mots, par exemple des  formes « tu », « basse », « faute », « cela ». Une certaine déstabilisation des lexèmes est aussi effectuée par les répétitions sonores tant sur des mots reconnaissables tout de suite (« laves – esclaves » ; « si blanc – sirène », « flanc enfant »), que sur ceux identifiables avec un retard (« basse de basalte » ; « tu – vertu », « tu – dévêtu », « furibond faute »). Une pareille décomposition touche certainement aussi le « monde figuré » qui semble subir un processus d’abolition dans ce poème en y vivant quasiment son « sépulcral naufrage ». La décomposition de la syntaxe et des mots a sans doute inspiré les avant-gardes poétiques du 20e siècle[18], mais a aussi porté des savants à y chercher un sens très profond, ce qui me semble tout à fait légitime et  justifié[19].

Le ‘naufrage’ du monde figuré ne signifie toutefois pas que tous les aspects schématisés seraient absents. Ils sont au contraire bien là, mais fonctionnent d’une façon inhabituelle : ils commencent à se détacher de leur destination à faire apparaître « spontanément » un objet ou une situation figuré dans son contexte objectal. Il y a bien sûr des aspects visuels dans chaque strophe, surtout dans la première (« la nue accablante »), la deuxième et la quatrième (« le si blanc cheveu qui traîne »), mais il est impossible d’en constituer une image trop claire de la situation. Les « échos esclaves » relèvent des aspects auditifs, mais leur lien avec « la trompe sans vertu » n’est pas pleinement garanti[20]. Proche d’un aspect auditif est l’organisation sonore du syntagme « Quel sépulcral naufrage » qui reflète de façon onomatopoétique le craquement et le grincement du sinistre. En revanche, le bruit de l’eau de la mer n’est que sous-entendu dans l’ « écume qui bave ». Il est en plus vaguement présent dans la couche sonore, par exemple dans les deux mots allitérants « furibond faute », ou bien là où le son « s »[21] ou « z » s’accumule : « basse de basalte », « les échos esclaves » [lézékozesklave] ; « … (tu / Le sais, écume, mais y baves) » [tulesézécumemézibave]. Mais tout cela ne présente qu’un « lieu d’indétermination » (dans la terminologie d’Ingarden), qui contient éventuellement une fonction allusive. On peut donc se poser la question si le lecteur, face à cette sous-détermination, devrait se sentir animé à dynamiser son imagination auditive et se figurer une tempête hurlante, ou bien s’il ferait mieux de rester dans l’acoustique plutôt « tue » et quasiment onirique du sonnet, tout en s’imaginant vaguement et au seul niveau visuel la force dévastatrice des éléments déchaînés causant le naufrage. Cette même force semble d’ailleurs avoir touché l’ordre syntaxique et transphrastique du sonnet, sans heurter sa forme impeccable.

Un intérêt spécial éveillent les aspects temporels et spatiaux : ils sont distinctement plus explicites que dans Le Serpent qui danse où dans Le Flacon de Baudelaire. Pour ce qui est du traitement du temps, l’ensemble des allusions y relatives porte à penser que le poète (le « sujet parlant du poème ») s’imagine le moment de son discours comme étant plus ou moins proche du moment des évènements (« Quel sépulcral naufrage »). Le déroulement de ceux-ci est organisé de façon à produire l’effet d’un d’abord et d’un ensuite : d’abord le « naufrage » de la deuxième strophe, et ensuite la ‘sirène noyée’ de la quatrième – sous condition qu’on comprenne comme futur historique le syntagme verbal « aura noyé » dans la phrase « tout l’abîme […] Avarement aura noyé / Le flanc enfant d’une sirène ». C’est la structure de gradation du processus obtenue grâce à ce futur historique qui constitue ici l’aspect schématisé temporel. Le fait que le sonnet lie les deux étapes par la conjonction « ou » au lieu d’un « puis » prouve qu’il ne s’agit point d’une succession temporelle réelle ou mimétique[22].

Les aspects spatiaux résident d’abord dans la « nue accablante », forcément liée à l’idée d’une certaine hauteur, puis dans l’« abîme vain éployé », lié tant à l’idée d’une profondeur verticale que d’une extension horizontale, et finalement dans l’espace acoustique à trois dimensions où se propagent « les échos esclaves ». Il y a bien sûr des indices d’une importante confusion des dimensions : le haut de la nue touche le bas du basalte et des laves (dont elle est probablement « basse »[23]), et quelque chose, peut-être le naufrage, se produit « à même les échos esclaves », donc quasiment ‘dans l’air’. Mais cette confusion ne nie pas la présence des aspects spatiaux, elle la confirme au contraire en faisant apparaître – au moins indirectement, par une « sous-détermination » qui mobilise l’imagination du lecteur – le déchaînement des éléments, la mer démontée, et donc un grand mouvement.

Ce genre d’observations, aussi banales qu’elles ne puissent sembler de premier abord, ouvrent des perspectives de recherches ultérieures : une étude des symbolismes métapoétiques, métaphysiques ou psychologiques qui serait ancrée dans la base concrète du jeu des aspects schématisés (avec les autres couches), et une autre étude de l’évolution stylistique, par exemple entre Victor Hugo, Baudelaire et Mallarmé, qui prend en considération les aspects schématisés, en plus de l’usage du langage et des « images » contenues dans les comparaisons et métaphores. Ceux qui aimeraient voir le sublime du sonnet « À la nue accablante tu » justement dans l’absence de toute composante narrative ou descriptive, n’auraient pas entièrement raison. Ce n’est pas l’absence brusque et définitive du narratif, du descriptif et du sensoriel imaginatif qui constitue un but en soi dans l’art pictural ou littéraire et dans leur évolution historique, mais le lent déroulement de leur décomposition ou bien le lent processus de leur restitution.

Même si l’on peut constater que l’origine de la « couche des aspects schématisés » n’a que peu de « moderne » et qu’elle remonte à des périodes antérieures aux avant-gardes et aux anti-traditionalismes du 20e siècle, il convient de se mettre d’accord : tous les avant-gardes et n’ont pas aboli dans l’art littéraire une fois pour toutes ce qui parle à l’imagination sensorielle. Pensons à des romanciers comme Marcel Proust, Franz Kafka, James Joyce, William Faulkner, Bruno Schulz, ou Vladimir Nabokov, ou à des poètes comme Ossip Mandelstam, Paul Celan ou Philippe Jaccottet. Ingarden n’avait donc pas tort d’attribuer au sensoriel imaginatif un rôle non négligeable dans sa vision théorique de l’œuvre d’art littéraire, est force est de constater qu’on s’est rarement posé la question à savoir quelle pourrait être l’utilité de cette conception pour les sciences de la littérature[24].

C. Baudelaire C. Baudelaire S. Mallarmé
Le Serpent qui danse Le Flacon   
Que j’aime voir, chère indolente, Il est de forts parfums pour qui toute matière À la nue accablante tu 

     De ton corps si beau, Est poreuse. On dirait qu’ils pénètrent le verre. Basse de basalte et de laves 

Comme une étoffe vacillante, En ouvrant un coffret venu de l’Orient À même les échos esclaves 

     Miroiter la peau! Dont la serrure grince et rechigne en criant, Par une trompe sans vertu


     
Sur ta chevelure profonde Ou dans une maison déserte quelque armoire Quel sépulcral naufrage (tu

     Aux âcres parfums, Pleine de l’âcre odeur des temps, poudreuse et noire, Le sais, écume, mais y baves)

Mer odorante et vagabonde Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, Suprême une entre les épaves

     Aux flots bleus et bruns, D’où jaillit toute vive une âme qui revient. Abolit le mât dévêtu


     
Comme un navire qui s’éveille Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres, Ou cela que furibond faute

     Au vent du matin, Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres, De quelque perdition haute

Mon âme rêveuse appareille Qui dégagent leur aile et prennent leur essor, Tout l’abîme vain éployé


     Pour un ciel lointain. Teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or.  
    Dans le si blanc cheveu qui traîne

Tes yeux, où rien ne se révèle Voilà le souvenir enivrant qui voltige Avarement aura noyé

     De doux ni d’amer, Dans l’air troublé; les yeux se ferment; le Vertige Le flanc enfant d’une sirène.
Sont deux bijoux froids où se mêle Saisit l’âme vaincue et la pousse à deux mains  
     L’or avec le fer. Vers un gouffre obscurci de miasmes humains;  
     
À te voir marcher en cadence, Il la terrasse au bord d’un gouffre séculaire,  
     Belle d’abandon, Où, Lazare odorant déchirant son suaire,  
On dirait un serpent qui danse Se meut dans son réveil le cadavre spectral  
     Au bout d’un bâton. D’un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.  
     
Sous le fardeau de ta paresse Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire  
     Ta tête d’enfant Des hommes, dans le coin d’une sinistre armoire  
Se balance avec la mollesse Quand on m’aura jeté, vieux flacon désolé,  
     D’un jeune éléphant, Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,  
     
Et ton corps se penche et s’allonge Je serai ton cercueil, aimable pestilence!  
     Comme un fin vaisseau Le témoin de ta force et de ta virulence,  
Qui roule bord sur bord et plonge Cher poison préparé par les anges! liqueur  
     Ses vergues dans l’eau. Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur! 
   
Comme un flot grossi par la fonte  
     Des glaciers grondants,  
Quand l’eau de ta bouche remonte  
     Au bord de tes dents,  
   
Je crois boire un vin de Bohême,  
     Amer et vainqueur,  
Un ciel liquide qui parsème  
     D’étoiles mon cœur!  

[1] Citations selon les éditions suivantes : R. Ingarden, L’œuvre d’art littéraire, trad. Ph. Secretan et autres, L’Âge d’Homme : Lausanne 1983, cité dorénavant comme OAL (en général, je reprends – non sans hésitation – la terminologie française de cette édition); idem, Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks, éd. R. Fieguth, E. Swiderski, Max Niemeyer Verlag : Tübingen 1997, cité dorénavant comme VELK ; Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, éd. J.E. Jackson, Librairie Générale Française : Paris 1999 ; Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. 1, éd. B. Marchal, Gallimard : Paris 1998.

[2] Contrairement à l’usage courant, le terme « intersubjectif » comporte chez le phénoménologue une nuance de ‘subjectivité collective ‘.

[3] Voir les trois textes à la fin de l’article.

[4] V. l’Introduction au recueil R. Ingarden, Gegenstand und Aufgaben der Literaturwissenschaft. Aufsätze und Diskussionsbeiträge (1937-1964), éd. R. Fieguth, Max Niemeyer Verlag : Tübingen 1976.

[5] Actuellement, ce sont toujours Gaston Bachelard et ses élèves, mais aussi les nombreux chercheurs actifs dans le vaste domaine de l’ekphrasis.

[6] La concrétisation d’une œuvre n’en abolira que partiellement le « schématisme ».

[7] Ingarden parle de « modifications imaginatives » (Phantasiemodifikation) (OAL, § 42, p. 228).

[8] OAL, § 43, p. 231.

[9] VELK, §§ 17 et 18.

[10] OAL, §§ 35 et 36.

[11] Ingarden prévoit cependant la possibilité d’une « stabilisation » des aspects schématisés dans certaines œuvres (OAL, § 42, p. 227).

[12] Voir VELK, § 13a. La possibilité d’une proximité entre aspect schématisé et « qualité métaphysique » est mentionnée dans le § 12 (VELK, p. 69).

[13] Baudelaire, op.cit., p. 76 et seq.

[14] Dans son ensemble, les comparaisons et métaphores du poème évoquent la mer et un espace exotique, probablement l’Afrique.

[15] OAL, §§ 35 et 36.

[16] VELK, §§ 17 et 18.

[17] Baudelaire, op.cit., p. 96

[18] V. p. ex. R. Dubrovkin, Stefan Mallarme v Rossii, Peter Lang : Bern etc. 1998 (Slavica Helvetica, vol. 59).

[19] V. l’impressionnante étude de E. Ruhe « Sirène en (n)ixe. Mytheninversion in Mallarmés Sonett A la nue accablante », in :Lendemains 73, 1994, p. 20-31 (source: http://www.opus-bayern.de/uni-wuerzburg/volltexte/2009/3386/pdf/Ruhe_Sirene_Sonett.pdf).

[20] Ruhe, op.cit., p. 22, lit « Par une trompe sans vertu » comme allusion à la « trompe d’Eustache » (l’oreille intérieure) bouchée d’Ulysse, qui résistait ainsi au chant de la sirène.

[21] Dans ses Notes de 1895, Mallarmé attribue un sens à la lettre S : « S, dis-je, est la lettre analytique; dissolvante et disséminante, par excellence » (cf. Ruhe, op.cit., p. 21).

[22] Ruhe, op.cit., voit dans le sonnet un croisement de deux mythes : le vieux homérique, parlant d’Ulysse, de sa résistance aux sirènes et de son naufrage ultérieur, et un moderne, de H.C. Andersen (La petite sirène). Mais aussi dans cette interprétation se reflète encore implicitement la forme temporelle d’un d’abord et d’un plus tard.

[23] Pour d’autres compréhensions de ce mot v. le commentaire de B. Marchal dans Mallarmé, op. cit., p. 1206 (cf. aussi le double sens de « cela » : démonstratif, ou passé simple du verbe « celer » – ibidem).

[24] Une exception de cette règle est l’étude de W. Stróżewski, « Doskonałe wypełnienie. O „Fortepianie Szopena” Cypriana Norwida », in : „Pamiętnik Literacki” 1979, z. 4.